Article de Gustave Massiah, Alternatives International, 20 mars 2023
Nous vivons un tournant dans la longue histoire des migrations. L’histoire des migrations se confond avec l’histoire de l’humanité; Elle fait partie de la longue histoire de la race humaine. Cette histoire a commencé en Afrique avec les migrations des Néandertaliens et de l’Homo Sapiens. Les migrant.es ne sont pas des intrus; Ils et elles font partie intégrante de l’histoire de toute société. Les migrations ont façonné l’imaginaire de notre monde : nomadisme, installation avec la maîtrise de l’agriculture, exil, colonisation, diasporas, exode rural, pour n’en citer que quelques-uns. La migration, avec l’industrialisation et l’urbanisation, est une question stratégique dans la colonisation de la planète. Le débat sur la question démographique a marqué les cinquante dernières années. La prise de conscience des limites écologiques a conduit à une explosion du concept de développement et du débat sur la démographie.
Dans l’histoire du capitalisme, les cicatrices profondes de l’esclavage et de la colonisation demeurent. Avec la mondialisation capitaliste dans sa phase néolibérale, nous pouvons définir trois formes importantes de migration. Les migrations économiques, marquées par des différences de conditions, caractérisées, pour le dire simplement, par l’impérialisme et le néocolonialisme. Comme Alfred Sauvy l’a si bien dit en 1950, « si la richesse est dans le Nord et que les gens sont dans le Sud, les gens iront là où se trouve la richesse, et il n’y a rien que vous puissiez faire pour les arrêter ». La migration politique est le résultat de la guerre et des conflits, et prend la forme de déplacements et de réfugié.es. Les migrations environnementales sont déjà en cours et vont bouleverser l’équilibre de la population mondiale.
En matière de migration, les changements à venir sont importants. L’imaginaire de la migration porte encore la contradiction entre les populations nomades et sédentaires qui accompagne l’histoire humaine depuis l’invention de l’agriculture en Mésopotamie. Dans pratiquement tous les pays, les populations agricoles sont passées de la majorité de la population à environ 5 % du total. En plus de créer des tensions et d’exacerber les contradictions, cette évolution va révolutionner la situation et les perspectives des migrant.es. La réduction de la population agricole et le défi posé par l’agriculture paysanne aux vastes domaines agricoles extensifs changeront la perception de la relation entre sédentaires et nomades.
Il en va de même pour la notion de frontières. Dans la longue histoire des migrations, un changement important s’est produit entre le 17ème et le 18ème siècle, avec le passage de l’État-Empire à l’État-nation. Les États-nations n’ont pas toujours existé, ils ne sont pas non plus éternels. L’identité nationale est une invention récente. Comme l’ont si bien dit Edouard Glissant et Patrick Chamoiseau, chaque individu a des identités multiples, et il est réducteur et faux de vouloir les réduire à une seule identité, celle de l’identité nationale. La liberté de circulation et la citoyenneté du domicile sont des droits émergents qui seront renforcés à l’avenir. À bien des égards, les migrant.es sont déjà des acteurs de la transformation des sociétés et du monde. Rien qu’en termes financiers, les flux de migrants et de diasporas vers leurs pays d’origine représentaient 630 milliards de dollars en 2021, tandis que les « aides » publiques atteignaient un plafond de 179 milliards de dollars.
La période est marquée par une succession de crises. La crise financière qui a commencé avec la crise des subprimes en 2008 a marqué le début de l’épuisement du néolibéralisme. Les politiques d’austérité, combinant austérité et autoritarisme, ont sapé les libertés sans renouveler le modèle économique. Les idéologies identitaires et sécuritaires répondent à l’émergence de mouvements sociaux porteurs de nouveaux radicalismes : féminisme, antiracisme et révoltes contre les discriminations, peuples autochtones, migrants et diasporas. La prise de conscience de la crise écologique augmente, combinée à la crise pandémique. Kyle Harper, dans son livre The Fall of the Roman Empire, souligne qu’elle a été facilitée par une crise pandémique, la rage, et par le climat, avec un épisode glaciaire. C’est une combinaison qui accompagne les crises civilisationnelles. La crise s’accompagne d’une crise géopolitique, remettant en cause la multipolarité et ravivant les postures militaires.
Les données démographiques font l’objet de discussions. Deux démographes canadiens, Darrell Bricker et John Ibbitson, dans leur livre La Planète vide, le choc de la décroissance démographique mondiale, remettent en question les prévisions des Nations Unies selon lesquelles la population mondiale passerait de 7 à 11 milliards d’habitants d’ici la fin du siècle, avant de se stabiliser. Ils estiment que le pic sera de 9 milliards entre 2040 et 2060. Et la population diminuera dans une trentaine de pays d’ici 2050, contre une vingtaine aujourd’hui, avec un vieillissement important. Dans de nombreux pays, les taux de fécondité sont déjà égaux ou inférieurs au seuil de remplacement. L’émancipation des femmes explique pourquoi le taux de reproduction s’est stabilisé à 1,7 enfant par femme. La perception des migrations pourrait changer. Les pays qui s’en tireraient le mieux seraient ceux, comme le Canada, où 20 % de la population est née à l’extérieur du pays, qui acceptent culturellement à la fois la diversité et les migrant.es.
La lutte pour l’hégémonie culturelle accompagne la crise idéologique. Elle oppose violemment deux conceptions du monde : l’identitarisme et le sécuritarisme d’une part, l’égalité et la solidarité d’autre part. La bataille porte sur les libertés, avec l’individualisme et le libertarianisme d’un côté, et le lien entre les libertés individuelles et collectives de l’autre. Les idées d’extrême droite n’ont pas été aussi présentes et fortes depuis la Seconde Guerre mondiale. Dans leur combat idéologique, ils se concentrent sur la question de la migration. C’est une instrumentalisation médiatique. La bataille pour l’hégémonie culturelle est d’abord et avant tout une question d’égalité. La migration est instrumentalisée, mais elle partage toujours autant la société. Il y a autant d’appels à la haine que de manifestations de solidarité. Au cours des quatre dernières années, des enquêtes annuelles ont montré que 60% des personnes interrogées sont en faveur de la citoyenneté basée sur la résidence et de la participation des résident.es étranger.es aux élections locales. Et interrogés sur leurs préoccupations, les Français ont placé le pouvoir d’achat et l’écologie en tête de liste, avec l’islam à la dixième place et l’immigration à la treizième.
Le droit international définit les principes qui doivent guider les politiques migratoires. Il met en avant six principes fondamentaux : la dignité; les droits des migrant.es; la lutte contre le racisme; la redéfinition du développement; la liberté de circulation; et le respect du droit international. La dignité est le fondement de toutes nos propositions. Les migrant.es doivent être reconnu.es comme des acteurs de la transformation des sociétés dont ils et elles sont issus et des sociétés dans lesquelles ils et elles se rendent, et comme des acteurs de la transformation du monde. Le respect des droits des migrant.es fait partie du respect des droits de toutes et tous. Les droits des étranger.es doivent être fondés sur l’égalité des droits et non sur l’ordre public. Cela commence par la régularisation des sans-papiers. Il met l’accent sur le droit de vivre et de travailler dans son propre pays, ainsi que sur le droit à la liberté de circulation et d’établissement. Il propose de reconnaître la citoyenneté par résidence. Le droit de vivre et de travailler dans son propre pays est inséparable de la liberté de circulation et d’établissement. Le désir de rester est inséparable du droit de partir.
La question des migrations nous rappelle que la décolonisation n’est pas encore terminée. La première phase de la décolonisation, celle de l’indépendance des États, est presque achevée; Nous pouvons voir ses limites. La deuxième phase, celle de la libération des nations et des peuples, ne fait que commencer. Des mouvements tels que le mouvement ouvrier et syndical, le mouvement paysan, le mouvement féministe, le mouvement écologiste, le mouvement des premiers peuples, le mouvement antiraciste et antidiscriminatoire, le mouvement anti-précarité et le mouvement pour les droits des migrant.es mettent tous en avant un nouveau radicalisme. Les stratégies de ces mouvements évoluent rapidement. Par exemple, le mouvement paysan a réussi à promouvoir l’agriculture paysanne comme plus avancée que l’agro-industrie et plus conforme aux impératifs écologiques, rejetant les OGM et proposant la souveraineté alimentaire. Il est urgent de définir un projet de dépassement et d’émancipation, correspondant à une alliance stratégique de ces mouvements. Et nous devons inventer de nouvelles formes de politique pour renouveler notre approche de la démocratie. Les personnes migrantes sont le sel de la terre.