Article de Reporterre, de Catherine Marin, 20 mai 2023

Zad, zapatistes, Amap, jardins collectifs… Les « alternatives ne sont pas de simples garde-fous contre la violence du capital mais inventent des modèles économiques plus éthiques », dit Jean-Louis Laville dans cet entretien.

Jean-Louis Laville est sociologue, économiste et professeur du Conservatoire national des arts et métiers, à Paris, où il est titulaire de la chaire économie solidaire. Ce spécialiste de l’associationnisme et des alternatives économiques au capitalisme a publié, avec Bruno Frère, La Fabrique de l’émancipation. Repenser la critique du capitalisme à partir des expériences démocratiques, écologiques et solidaires (Seuil, 2022).

Reporterre — Pourquoi ce titre : La Fabrique de l’émancipation ? L’émancipation, ça se fabrique ?

Jean-Louis Laville — Oui, à partir du moment où on revient à la signification profonde du mot. Au XXe siècle, le capitalisme l’a réduit à une sorte d’éloge de la méritocratie dans une vision complètement individualiste : au final serait émancipé celui qui a une Rolex… Or, au XIXe siècle, ce terme fut mobilisé pour faire valoir une exigence de liberté hors du champ de l’exploitation capitaliste (du latin emancipare, affranchir un esclave du droit de vente). Pour faire advenir cette liberté, Karl Marx proposait de lier action et théorie critique – il entendait par cette dernière lanalyse des aspirations et luttes menées à travers le monde. C’est cette alliance qu’il est nécessaire de retrouver pour surmonter la crise actuelle, à la fois sociale et écologique.

Comment retrouver ce mouvement émancipatoire ?

Il s’agit moins de le retrouver que de reconnaître qu’il est déjà là, à travers une multitude d’initiatives civiques (associations, collectifs, entreprises de l’économie sociale et solidaire), en augmentation ces dernières années.

À côté d’auto-organisations devenues référentielles tels le zapatisme, au Chiapas, ou les zad, on trouve tout un ensemble d’expériences plus discrètes : régies de quartier et de territoire ; production et commerce équitable, associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (Amap) ; structures pour l’autoréparation ; finance solidaire ; structures citoyennes de maîtrise, de production et de distribution d’énergie comme Enercoop ; mobilité douce ; habitat participatif ; jardins collectifs, etc.

Comme nous le montrons avec de nombreux acteurs et chercheurs dans le livre L’Économie solidaire en mouvement, ces « alternatives » bien connues des lecteurs de Reporterre ne sont pas de simples garde-fous contre la violence du capital, elles inventent le plus souvent des modèles économiques plus éthiques, de portée écologique et sociale.

Mais elles sont généralement invisibilisées. Dans l’esprit collectif, ces initiatives sont soit des enclaves de philanthropie, soit des oppositions, alors qu’elles participent de la dynamique même de la démocratie. Pourtant, sans leur mobilisation contre les « grands projets inutiles » (autoroutes, aéroports…), le lien entre infrastructures capitalistes et pollution aurait-il une chance de s’imposer dans le débat public ? Il est fort à craindre que la croissance verte imposerait sa logique court-termiste.

Au final, ces initiatives ont beau être de plus en plus présentes, elles restent dépréciées. Ce paradoxe est hérité du cadre politique défini par le marxisme scientifique.


Que désignez-vous par « cadre politique du marxisme scientifique » ?

Autant on peut s’inscrire dans l’héritage de Marx, autant on ne peut que se démarquer de ce qu’est devenu le marxisme à partir de la IIe Internationale (1889), quand il a commencé à se dire « scientifique ». Il a alors prétendu au monopole de la vérité, privilégié une organisation militaire, dirigée vers la prise du pouvoir d’État par le Parti. Et il a engendré une vision qui a renvoyé l’émancipation à l’après : l’après-Révolution, l’après-Grand Soir…

Le schéma révolutionnaire marxiste a rejeté dans l’ombre les expériences d’avant 1848, qui relevaient de l’associationnisme, un courant de pensée et d’action qui considérait que les associations étaient le ferment de la révolution sociale – sans démocratisation de l’économie, pas de réelle révolution, pensait-on alors. Ce schéma marxiste est aujourd’hui totalement inadéquat à la transition écologique et sociale. Car la mettre en œuvre nécessite beaucoup d’expérimentations dans tous les domaines pour relocaliser, dépolluer, remettre de l’éthique dans l’activité économique. Et donc un partenariat entre les pouvoirs publics et les initiatives citoyennes.


Pourquoi cette question est-elle si peu débattue ?

Nous avons laissé la logique d’État nous dérober cette histoire. Penser que tout passe par l’État, c’est oublier qu’avant la création de la Sécurité sociale, en 1945, il y eut au XIXe siècle les sociétés de secours mutuel, ancêtres des mutuelles. Mais nous aurions en effet tout intérêt à lui rendre une place dans notre mémoire collective, pour reconnaître aux associations leur force de proposition, économique et politique.

Les sans-terre brésiliens, les piqueteros argentins, les zapatistes mexicains ou les syndicalistes paysans européens se reconnaissant dans l’organisation Via Campesina sont les créateurs de circuits courts et de pratiques agro-écologiques qui incarnent un modèle agricole plus écologique, mais aussi plus démocratique. Économie et politique sont liées.

C’est pour repenser ces liens que vous appelez la théorie critique – c’est-à-dire la réflexion sociologique-philosophique sur les méfaits du capitalisme (de l’école de Francfort à Pierre Bourdieu, Luc Boltanski…) – à se faire « constructive » ?

Notre position n’est pas de condamner la théorie critique. Avec Bruno Frère, nous reconnaissons plus que jamais sa nécessité dans un système capitaliste de plus en plus destructeur, pour les individus et la nature, et d’autant plus dangereux qu’il donne le sentiment de vouloir s’autoréformer – or, il suffit de regarder ce que fait TotalÉnergies en Afrique pour constater qu’il n’en est rien.

Ce que nous regrettons, c’est que la théorie critique se soit focalisée sur l’analyse de la domination capitaliste et de l’aliénation, aux dépens de l’attention aux dynamiques d’émancipation à l’œuvre, toujours jugées insuffisantes pour renverser le capitalisme. S’ils décrivaient et analysaient les expériences que mènent les acteurs associatifs, les chercheurs pourraient produire avec eux une nouvelle vision de la réalité et des luttes possibles – et c’est comme ça qu’ils retrouveraient l’héritage de Marx. Cela encouragerait les acteurs à apprendre en permanence les uns et des autres, y compris à travers des circulations internationales
Pour mieux démentir le « no alternative » néolibéral ?

Oui, il est important aujourd’hui que les luttes puissent s’irriguer les unes les autres pour se fortifier.

Il est essentiel aussi de montrer qu’il y a déjà d’autres économies en construction que le capitalisme : de plus en plus de gens vivent bien grâce à l’économie sociale et solidaire. Il est urgent d’en finir avec cette idée selon laquelle le capitalisme serait la seule économie à avoir fait la preuve de son efficacité ! C’est une mythologie que l’on nous a fait avaler. Le capitalisme est une économie consacrée à la rémunération du capital et, pour cette raison, souvent prédatrice. Nous pouvons nous organiser autrement.

Malgré tous les motifs actuels d’inquiétude, on retrouve des raisons d’espérer dès que l’on découvre l’effervescence des réflexions [1] et des initiatives civiques sur l’ensemble des continents. Je vais prochainement à la fête organisée pour le XXVe anniversaire du quartier Conjunto Palmeiras, à Fortaleza, dans le Nordeste brésilien. Cette ancienne favela a trouvé le moyen de se reprendre en main en lançant une analyse pour savoir où allait l’argent du quartier – principalement dans les hypermarchés, à l’extérieur de la communauté. Une monnaie locale a alors été mise en place pour rapatrier ces dépenses, et a permis au final de créer un nombre important d’emplois sur place…


Face à un État allié des forces capitalistes, qui fait peu de cas du débat citoyen (comme ce fut le cas avec la Convention citoyenne pour le climat) ou recourt à la violence des armes (comme à Sainte-Soline), quel recours peut-on réellement trouver dans une théorie critique plus « constructive » ?

La tentation autoritaire des États, qui aboutit à criminaliser un certain nombre de mouvements citoyens ou à remettre en cause les libertés associatives, est très inquiétante pour l’avenir. Mais, justement, plus ces mouvements sont soumis à des contingences hostiles, plus il importe d’expliquer leur point de vue et de les médiatiser. Cela permet de répliquer à la répression et aux intimidations par des mouvements de soutien d’une grande ampleur, comme celui apporté aux Soulèvements de la Terre.(Note de juin 2023 (3))

Le cadre national-étatique d’aujourd’hui ne permettra pas d’évoluer vers une transition anticapitaliste : il est assis sur une sédimentation de règles qui sont au service du capitalisme contemporain. Nous avons besoin des mouvements civiques en train d’émerger dans les territoires pour sortir des raisonnements extractivistes et croissancistes qui imprègnent encore nos façons de penser. Parce que ce sont eux qui soulèvent les problèmes, et permettent le débat – voyez tous ces collectifs qui dénoncent, qui un tourisme destructeur de biodiversité, qui l’artificialisation continue des terres

Ce sont eux aussi qui, souvent, trouvent les meilleures solutions pour résoudre un problème, comme le remarquait Elinor Ostrom à propos des communs. Le temps n’est plus à plaquer les mêmes solutions partout, mais à concevoir les changements en fonction des territoires, de leur géographie, de leur climat, de leur culture… C’est pourquoi les pouvoirs publics doivent établir des liens nouveaux avec la pluralité des associations, pour mettre en place une cogestion du territoire [2].

Cela ne suppose-t-il pas un nouveau cadre politique ?

En effet, pour retrouver une voie d’émancipation collective réaliste, à travers une articulation inédite entre actions de terrain, processus délibératifs et démocratie représentative. Face aux dangers d’autoritarisme, la démocratie est à approfondir… Bien sûr, cela implique un État au service du bien commun, et non du néolibéralisme, comme celui que l’on connaît aujourd’hui.

Mais cette alliance entre pouvoirs publics et société civile représente aussi un enjeu pour la gauche, si elle ne veut pas produire une nouvelle déception une fois au pouvoir – les accords entre partis, conjoncturels donc fragiles, ne sauraient suffire. Si l’État utilisait davantage les impôts des contribuables pour soutenir les initiatives porteuses dans les territoires, ne reprendrions-nous pas confiance dans la puissance de l’action collective ?