Article de Mediapart, 18 septembre 2018
Cette semaine, scientifiques, politiques et décideurs se réunissent à Bruxelles pour une conférence historique1, organisée conjointement par des mandataires politiques du Parlement Européen issus de cinq partis politiques différents, de concert avec des syndicats et des Organisations Non-Gouvernementales. L’objectif de l’événement est d’explorer la possibilité d’une ‘économie post-croissance‘ en Europe.
Au cours des sept décennies passées, la croissance du Produit Intérieur Brut (PIB) s’est dressée comme l’objectif économique premier des nations européennes. Mais si nos économies ont grandi, l’impact négatif sur l’environnement a augmenté en rapport. Nous dépassons aujourd’hui l’espace de fonctionnement sécurisé pour l’humanité sur cette planète et il n’y a aucun signe que l’activité économique soit en voie de découplage avec l’usage des ressources ou la pollution, à l’échelle qui serait requise. En parallèle, aujourd’hui, résoudre les problèmes sociaux au sein des pays européens ne demande pas plus de croissance économique : cela implique plutôt une distribution plus juste du revenu et de la richesse déjà acquis.
La croissance économique devient également plus difficile à atteindre notamment du fait du déclin des gains de productivité, de la saturation des marchés et de la dégradation écologique. Si les tendances actuelles persistent, la croissance économique européenne pourrait bien s’enrayer définitivement dans moins d’une décennie. Aujourd’hui la réponse politique consiste principalement à essayer d’entretenir la croissance par la dette, l’affaiblissement des régulations environnementales, l’extension des heures de travail et des coupes dans les systèmes de protection sociale. Cette recherche agressive pour de la croissance économique à tout prix divise la société, crée de l’instabilité économique et affaiblit la démocratie.
Les élites et les décideurs n’ont pas investi encore ces questions. Le processus « Au-delà du PIB (Beyond GDP) » de la Commission Européenne s’est affaibli au fil du temps pour devenir « Le PIB et au-delà (GDP and Beyond) ». Le mantra officiel demeure la croissance économique — corrigée comme ‘soutenable’, ‘verte’ ou ‘inclusive’ — mais d’abord et avant tout, la croissance. Même les Objectifs de Développement Durable de l’Organisation des Nations-Unies incluent la poursuite de la croissance comme l’un des buts pour tous les pays, en dépit de la contradiction fondamentale entre croissance et soutenabilité.
La bonne nouvelle est qu’au sein de la société civile et des sphères scientifiques, un mouvement post-croissance a émergé. Il porte différents noms suivant les lieux : décroissance, Postwachstum, steady-state ou doughnut economics, prosperity without growth, pour n’en nommer que quelques-uns. Depuis 2008, les conférences internationales sur la Décroissance ont régulièrement réuni des milliers de participants. Une initiative globale, l’Alliance de l’économie du bien-être, établit depuis peu les connections entre ces mouvements, tandis que depuis peu un réseau de recherche européen fédère – entres autres activités de recherche – les travaux sur les ‘modèles macroéconomiques écologiques’ alternatifs. Ces travaux suggèrent qu’il est possible d’améliorer la qualité de vie, de restaurer le monde vivant, de réduire les inégalités et de fournir des emplois décents en nombre suffisant sans recourir à la croissance économique, sous condition de configurer des politiques publiques qui nous libèrent de notre dépendance actuelle à la croissance.
Parmi les mesures proposées se trouvent la limitation de l’utilisation des ressources naturelles, des dispositions fiscales progressives pour endiguer la marée montante des inégalités, ou une réduction graduelle du temps de travail. Ainsi, la tendance dans l’utilisation des ressources pourrait être inversée par une taxe carbone dont les revenus pourraient être utilisés pour financer une allocation universelle ou d’autres programmes sociaux. Introduire à la fois une allocation universelle et un revenu maximum réduirait encore davantage les inégalités sociales, tout en aidant à redistribuer le travail social et en brisant les asymétries de pouvoir qui affaiblissent nos démocraties. De nouvelles technologies pourraient être utilisées pour réduire le temps de travail et améliorer la qualité de vie, au lieu de conduire à licencier en masse et augmenter les profits d’un petit nombre de privilégiés.
Étant donné l’ampleur des enjeux, il serait irresponsable que les acteurs politiques et les décideurs n’explorent pas les possibilités d’un avenir post-croissance. La Conférence qui se tient à Bruxelles est un coup d’envoi prometteur, mais des engagements bien plus importants sont nécessaires. En tant que groupe de scientifiques concernés – travaillant tant dans les domaines des sciences naturelles que des sciences humaines et sociales – et issus des 28 États-membres, nous appelons l’Union Européenne, ses institutions et États-membres à:
1. Mettre en place une commission spéciale sur les avenirs post-croissance au niveau du Parlement Européen. Cette commission doit débattre activement de l’avenir de la croissance, proposer des politiques publiques alternatives et reconsidérer la poursuite de la croissance en tant qu’objectif politique général.
2. Incorporer des indicateurs alternatifs dans le cadre macroéconomique de l’Union Européenne et de ses États-membres. Les politiques économiques doivent être évaluées en fonction de leur impact sur le bien-être humain, l’utilisation des ressources naturelles, les inégalités sociales et la génération d’emplois décents. Dans les processus de prise de décision, ces indicateurs doivent avoir une priorité supérieure au PIB.
3. Transformer le Pacte de Stabilité et de Croissance (PSC) en un Pacte de Stabilité et de Bien-être. Le PSC est un jeu de règles visant à limiter les déficits gouvernementaux et les dettes nationales. Il doit être révisé pour que les États-membres répondent aux besoins fondamentaux de leurs citoyens, tout en ramenant l’utilisation des ressources naturelles et la production de déchets à un niveau soutenable.
4. Établir dans chaque État-membre un Ministère de la Transition Économique. Une nouvelle économie axée directement sur le bien-être humain et écologique peut offrir un avenir bien meilleur que celui qui dépend structurellement de la croissance économique.
Dr Dan O’Neill, Professeur, University of Leeds, Dr Federico Demaria, Chercheur et Dr Giorgos Kallis, Professeur, Universitat Autònoma de Barcelona, Dr Kate Raworth, auteur de ‘Doughnut Economics’, Dr Tim Jackson, Professeur, University of Surrey, Dr Jason Hickel, maître de conférence, University of London, Dr Marta Conde, Présidente de Research & Degrowth.
La présente lettre ouverte a été signée par plus de 240 scientifiques aussi bien européens qu’internationaux. Pour en consulter la liste complète ainsi que la liste des publications en langues étrangère cliquez ici
Vous pouvez aussi la signer ici.
Elle a été publié en anglais sur The Guardian, puis en français d’abord sur Libération.
Premiers signataires Français :
Serge Latouche, Professeur émérite, Université Paris Sud , Dominique Méda, Professeur, Université Paris Dauphine, Jean Gadrey, Professeur, Université de Lille, Aurore Lalucq, Co-Directrice, Institut Veblen, François Schneider, Chercheur, Research & Degrowth, Fabrice Flipo, Professeur, Institut Mines Télécom-BS et LCSP Paris 7 Diderot, Geneviève Azam, Professeur, Université Jean Jaurès, Vincent Liegey, chercheur et co-auteur d’Un Projet de Décroissance (Editions Utopia).
1 Retrouver les programmes et la liste des organisateurs et partenaire : https://www.postgrowth2018.eu
Plus d’infos sur les conférences internationales de la Décroissance ici.
Retrouvez aussi notre Appel-Décroissance : bientôt il sera trop tard… Que faire à court et long terme ?