Edito pour SAW-B par Joanne Clotuche
Que serait la réalité des femmes si le patriarcat ne dominait pas notre société ? Si nous étions né·es dans une société sans domination aucune, à quoi ressemblerait le quotidien des femmes? Imaginez qui et où nous serions aujourd’hui!
De temps en temps, j’aime me poser cette question comme une utopie, même si certain·es y verraient probablement une dystopie effrayante. Dans un cas comme dans l’autre, ce à quoi je pense me semble relever bien plus de la science-fiction que d’une quelconque réalité tangible.
Mise en contexte
Tentons l’exercice ! Il sera bien sûr biaisé par mon éducation, mais encore plus par mon contexte familial, professionnel, économique et culturel. Je suis une femme de 42 ans, maman solo d’un enfant de 3 ans, travaillant dans l’économie sociale. J’habite une des grandes villes belges. Ayant profité d’un ascenseur social qui avait moins de ratés qu’aujourd’hui, j’ai pu aller jusqu’à l’université, meilleur investissement de mes parents, selon leurs dires. Je suis aussi la cadette d’une sororie (ensemble composé des sœurs d’une même famille) de quatre filles. Point important et non négligeable de mon éducation, ma maman a travaillé pour un mouvement féministe pendant de nombreuses années.
Le récit s’appuie sur une réalité quotidienne micro et non sociétale. Ce qui est valable dans ma vie ne serait pas valable dans celle d’une autre personne. Il s’agit donc d’une réponse partielle et partiale à une vaste question.
Récit d’une utopie
7h du matin, le réveil sonne. Une douce journée s’annonce. Je vais opter pour un t-shirt et un short, des baskets. Cheveux courts, pas de maquillage. Se préparer est une tâche aisée. Je ne me pose aucune question sur l’image que je peux renvoyer, sur les regards qu’on pourrait poser sur moi ou sur les remarques déplacées d’hommes que je croiserais en allant conduire mon fils à l’école.
Il faut dire que ma garde-robe a bien changé depuis que des stylistes femmes dominent le secteur et que les tenues sont pensées à l’aune de la diversité des corps féminins, de leurs besoins et de leurs réalités professionnelles. On s’habille pour se faire plaisir, pour s’aimer mais pas nécessairement pour plaire ou, au contraire, pour uniquement éviter des regards. Du court, du long, du moulant, du vaporeux, du sexy, du pratique. Les codes ont changé.
Je dépose mon fils à l’école. J’ai fait le choix de cette école parce que la mixité dans le corps enseignant offre d’autres perspectives au fils d’une maman solo. C’est un instituteur maternel et un puériculteur qui s’occupent de sa classe. Et toutes les personnes qui s’occupent de la garderie et du nettoyage sont des hommes. L’école est sous la houlette de la directrice. Il a également une prof de gym deux fois par semaine. Déjà à la crèche, il y avait autant de femmes que d’hommes. Quel plaisir de voir un enfant qui voit que les dimensions de soin, d’éducation sont autant le rôle des hommes que des femmes.
Je fais un bisou à mon fils, lui rappelle que Louis, le baby-sitter, viendra le chercher en fin de journée et qu’il restera avec lui ce soir. Je n’ai même pas à penser au souper, la charge mentale de la cuisine reste une plaie pour la maman que je suis. Louis cuisine très bien et saura lui proposer un repas de qualité, probablement plus que moi.
Je vais au travail. J’occupe un poste à responsabilité dont les horaires sont compatibles avec la vie de maman solo. La majorité des responsables de notre entreprise pharmaceutique sont des femmes. Nous avons des diplômes d’ingénieures, de chimistes, de mathématiciennes, de physiciennes, de biologistes, de pharmaciennes, de doctoresses. 75% des emplois sont occupés par des femmes. Il n’existe pas de plafond de verre et les salaires entre hommes et femmes sont égaux pour une fonction identique. Notre société est spécialisée dans le traitement des maladies par une approche féminine : problèmes cardiaques, neurologiques, gynécologiques, sexuels, gastriques… Tous nos médicaments sont testés sur un public féminin varié, de tout âge, pré et post-ménopause. Nous avons aussi un service de formation pour aider le personnel des soins de santé à comprendre les maladies par une approche genrée.
Après une journée de travail où mes ambitions personnelles de femmes sont acceptées et valorisées et où mes besoins de maman sont compris et intégrés, je peux quitter le bureau pour vivre d’autres dimensions de ma vie.
Rendez-vous ce soir avec des amis, dans un esprit où l’amitié entre hommes et femmes est la norme sans qu’il n’y ait de discussion sur cette possibilité. Après un repas et quelques verres au milieu des rires, l’heure est tardive quand je veux retrouver mes quartiers. J’hésite entre prendre un taxi ou rentrer à pied. Le temps toujours doux, j’opte pour la marche. Je croise pas mal de personnes en rue, y compris de nombreuses femmes. Deux inconnus ont l’air de prendre le même chemin que moi, on entame la conversation et nous faisons le trajet ensemble. C’est toujours plaisant ces rencontres impromptues au clair de lune.
Je rentre chez moi, satisfaite de ma journée, un peu fatiguée, mais libre et sécure.
Demain, je me réveillerai et mon rêve ne sera encore qu’un rêve. Parce que le patriarcat crée des sociétés où les femmes ne sont toujours pas libres de leur mobilité, de leur scolarité, de leur parcours professionnel, de leur santé, où les hommes sont quasi absents des métiers du care, de l’éducation (surtout des petits) où leur place est pourtant essentielle. A ce dernier sujet, mon rêve consiste bien en la suppression des stéréotypes et la division genrée des métiers et non en la seule l’inversion de l’actuelle.
Si cette société est une utopie, c’est aussi et surtout parce que le patriarcat est loin d’être la seule domination que nous rencontrons. Les discriminations de genre ne sont qu’une partie du problème. La couleur de peau, le handicap, la classe sociale, l’orientation sexuelle, la religion, l’origine, l’âge sont autant de facteurs qui empêchent notre société de favoriser une émancipation juste, égalitaire où chaque personne peut trouver sa place en toute liberté et sécurité dans le respect de son/ses identités.