[Par Jean Rossiaud, APRES-Genève]
Le léman est la monnaie locale du bassin de vie économique qui se développe autour du Lac Léman, le plus grand lac d’Europe, traversé de bout en bout par une frontière. Genève se trouve au bout du Lac, et le canton de Genève partage 90% de sa frontière avec la France (la Haute-Savoie et l’Ain) et 10% avec la Suisse (le Canton de Vaud).
La monnaie léman est complémentaire à la fois de l’euro et du franc suisse, sur laquelle elle est basée. La monnaie a été lancée à Genève en septembre 2015, après 4 ans de réflexion au sein d’un groupe d’une cinquantaine de personnes, composé de résidents suisses et français. Un peu plus de 3 ans après son lancement, 560 entreprises et commerces et plusieurs milliers de consommateurs utilisaient le léman. Avec le passage à la monnaie électronique il y a bientôt une année, le léman se donne l’opportunité d’augmenter sensiblement sa « communauté de paiement ».
Le léman se démarque sur plusieurs plans des autres monnaies locales citoyennes. Tout d’abord, son caractère à la fois local et transfrontalier en fait pratiquement une rareté sur la planète. Ensuite, le fait qu’elle articule support papier et crypto-monnaie électronique (sous technologie blockchain) la rend également unique en son genre. Les nouveaux billets du léman sont tous chargés sur la blockchain, ils portent tous un QR-code qui permet aux utilisateurs de vérifier en le scannant la validité et la valeur fiduciaire du billet. Le π-léman (valeur 3.14 léman) et le billet de 1 léman facilement dé-coupable en deux coupures de 50 cts de léman constituent des nouveautés.
Par ailleurs, le léman est une des très rares monnaies complémentaires à valoriser la combinaison du nantissement (visant le BtoC)* et du crédit mutuel (visant le BtoB)**, en stimulant le paiement d’une partie des salaires en léman. Enfin, elle s’inscrit dans le mouvement trans-localiste, qui prône la transition écologique et sociale (elle repose sur une charte éthique d’amélioration continue des pratiques des entreprises) du local au global, en construisant systématiquement des réseaux internationaux, dans un esprit collaboratif (peer-to-peer).
S’il existe des milliers de monnaies complémentaires à travers le monde, le léman a une originalité : il a vu le jour à Genève, en Suisse, dans l’un des centres historiques de la finance globalisée. La Chambre de l’économie sociale et solidaire de Genève (APRES-GE), membre du RIPESS Europe, a eu et a encore une place névralgique dans la mise en place et le développement de cette monnaie. La Charte du Léman s’est inspirée de la Charte d’APRES-GE, et les entreprises fondatrices et clés de la Chambre sont très investies dans le léman. En retour, le léman est un outil parfait pour APRES-Ge, et ceci pour trois raisons : il permet d’augmenter le commerce entre les entreprises de la Chambre, renforçant chacune d’elles et le réseau dans son ensemble ; comme il n’est pas réservé à la chambre, il permet également d’ouvrir le réseau à des entreprises non membres, mais qui partagent la même éthique ; enfin, transfrontalier, le léman ouvre la réseau à un bassin économique plus large que le territoire genevois.
Depuis sa mise en circulation en septembre 2015, la monnaie Léman travaille le maillage économique de la région, le resserrant par la création et le renforcement de liens économiques entre les professionnels, ainsi qu’entre les consommateurs et les commerces, réunis autour de ses valeurs1. Le léman a connu une expansion géographique, avec la création d’une dizaine de groupes locaux dans la région lémanique, mais également une diversification du tissu économique : il est aujourd’hui possible d’accéder avec cette monnaie locale à une large offre de biens et services, répartis selon une vingtaine de secteurs d’activité, visibles sur notre carte géo-référencée.
La croissance du nombre de membres est à croiser avec la densification du réseau. Même si la circulation n’est pas encore très satisfaisante, les professionnels du léman ont de moins en moins de difficulté à trouver comment réinjecter les lémans reçus. L’augmentation du volume des échanges est aussi à relever. Avec actuellement plus de 165 000 lémans en circulation, nous observons une masse monétaire en croissance continue. Avec leur QR-codes, les nouveaux billets permettent une traçabilité, et la blockchain permet de mieux estimer la vitesse de circulation, qui est l’indicateur de la production de richesse locale.
Le renforcement des liens avec les pouvoirs publics est un priorité. Trois villes soutiennent déjà officiellement la monnaie léman et l’acceptent comme moyen de paiement (le maire l’accepte comme pourcentage de son salaire). D’autres vont les rejoindre prochainement. Parallèlement, l’association est mandatée par des collectivités pour renforcer le tissu économique communal grâce au développement de la monnaie locale sur le territoire. Finalement, il faut témoigner de l’amplification médiatique et de la notoriété du Léman depuis son lancement : alors que la monnaie a été à son lancement accueillie avec une certaine méfiance, il est aujourd’hui devenu rare qu’une personne ne connaisse pas encore la monnaie léman à Genève et de plus en plus de professionnels sont enclins à rejoindre le réseau. La sortie du film « Demain » quelques mois après le lancement du léman a donné un second élan, permettant à la monnaie locale de circuler au-delà du cercle des premiers convaincus. La venue de Rob Hopkins, fondateur et animateur du Réseau des Villes en Transition, pour le lancement du léman électronique, en mars 2017, a donné une nouvelle impulsion. Le léman a reçu la Bourse genevoise du développement durable en 2017 et est l’une des expériences mise en valeur dans le film Demain-Genève.
Nous avons évalué à environ 1,2 millions CHF (1,1 millons d’euros) l’investissement en bénévolat sur l’ensemble des activités commerciales et technologiques, tant sur le plan local/régional que dans les réseaux internationaux. L’objectif actuel est de « stabiliser » une équipe de développeurs informatiques et commerciaux qui, jusqu’à présent, a travaillé de manière très innovante, complètement bénévolement.
Le portefeuille électronique Biletujo (portefeuille en esperanto) est une crypto-monnaie fondée sur notre blockchain spécifique, ComChain (pour « blockchain des communs »), basée sur la technologie ethereum, mais sans usage de la monnaie « ether »); elle est non spéculative (le minage n’est pas rémunéré) et donc très peu gourmande en énergie, ce qui la distingue de presque toutes les autres crypto-monnaies. Elle est ouverte, dans un esprit de collaboration et de consortium à toutes les monnaies complémentaires qui désireraient profiter de cette technologie tout en collaborant à l’extension et à la résilience du réseau.
Je vous propose d’ouvrir dans ce bulletin une section « monnaie locale », consacrée à l’exposé des avantages et des défis de cet outil au service de l’économie sociale et solidaire et des enjeux qui se posent tant sur le plan local qu’international à son développement. Vos remarques et questions orienteront le contenu des prochains articles.