par Gaëlle Bigler (FRACP / URGENCI) & Jean Rossiaud (Monnaie Léman / APRES-GE)

Dans le dernier numéro de la Newsletter du RIPESS-Europe, nous vous proposions d’ouvrir une section / un blog régulier sur le thème des « monnaies locales », consacrée à l’exposé des avantages et des défis de cet outil au service de l’économie sociale et solidaire et des enjeux qui se posent tant sur le plan local qu’international à son développement. Nous prenions aussi le risque d’articles plus long, permettant d’aborder un peu plus en profondeur ce sujet à la fois nouveau et complexe. Le premier article portait sur l’exemple du Léman, la monnaie du bassin de vie franco-suisse autour du lac Léman, son fond de garantie et son système de crédit mutuel, ses billets et sa blockchain.

L’idée est de partir de notre expérience de terrain, pour imaginer comment construire, tant sur le plan transnational, que dans d’autres contextes géographiques locaux, toujours différents, des synergies entre des secteurs de l’ESS et les monnaies locales : la monnaie locale pouvant servir d’instrument à la fois pour construction de filières économiques (agricultures, informatiques, construction, etc.) et pour la promotions des échanges entre filières de l’ESS, et entre celles-ci et les collectivités publiques.

Dans ce numéro, Gaëlle Bigler et Jean Rossiaud ont co-rédigé ce deuxième article posant les bases d’une réflexion sur la pertinence de l’utilisation de monnaies complémentaires dans le développement d’une agriculture agroécologique, en partant de leur propre terrain, la Suisse romande.

***

Comme présenté dans l’article précédent, à l’instar de bien d’autres monnaies locales, le léman a été créé pour répondre localement à deux crises systémiques globales contemporaines : la crise financière et la crise climatique. La monnaie citoyenne a pour but de donner une véritable identité territoriale à l’économie dite de la transition, une économie post-extractiviste (post-carbone, post-nucléaire) et post-spéculative. Elle propose une solution immédiate et concrète pour relocaliser la production et la consommation et les orienter vers davantage de durabilité. En effet, elle favorise le développement d’un réseau denses d’entreprises, de commerces, de consommateurs et de collectivités publiques qui partagent ces principes, cette éthique et les idées de citoyenneté et d’engagement. Comme le disait un porte-parole de l’Eusko : quand vous sortez votre billet d’Eusko pour payer, c’est la « carte d’identité de la transition » que vous exhibez. Consommer au plus proche de chez soi, des aliments sains, dont on connaît la provenance, que nous avons peut-être contribué à produire ou à distribuer est une action qui gagne à être intégrée et articulée dans une perspective économique et financière plus large.

Depuis 2008, la Fédération Romande des ACP (FRACP) réunit une trentaine d’initiatives de toute la Suisse francophone. A l’origine « ACP » désigne l’Agriculture Contractuelle de Proximité, et par extension, ACP est utilisé pour toute initiative, association ou coopérative qui entre dans une démarche de partenariat entre un groupe de citoyens et des producteurs locaux pour un engagement social, économique et solidaire. Cet engagement réciproque, permet de recevoir, en général chaque semaine, les produits pour lesquels vous avez signé un contrat. C’est un système de vente en circuit-court, sans intermédiaire entre producteur et mangeur.

Les missions de la FRACP sont de rassembler, c’est-à-dire de renforcer les liens entre ACP ; d’accompagner, c’est-à-dire de partager les connaissances ; de soutenir les nouvelles ACP et celles en difficulté et de promouvoir, c’est-à-dire de sensibiliser et de défendre le modèle des ACP auprès du public et des autorités politiques.

Depuis quelques années la FRACP est membre actif du réseau international Urgenci pour l’agriculture soutenue par les citoyens. En effet les modèles développés en Suisse correspondent à la définition élaborée en commun par les membres d’une vingtaine de pays : L’agriculture soutenue par les citoyens (ASC) est un partenariat fondé sur des rapports humains directs entre des consommateurs et un ou plusieurs producteur(s), où les risques, responsabilités et bénéfices du travail agricole sont partagés dans le cadre d’un engagement mutuel sur le long terme.

Le réseau Urgenci est, lui-même, très actif dans le mouvement pour la souveraineté alimentaire et dans la promotion des partenariats locaux et solidaires, notamment au sein du Réseau Intercontinental de Promotion de l’Economie Sociale et Solidaire. 

Cet engagement pour le développement d’une agriculture locale, écologique, sociale, solidaire et à taille humaine pour assurer la souveraineté alimentaire, a amené la FRACP à participer à différents événements au niveau local, comme la journée de réflexion coordonnée par le programme Nourrir la Ville de Genève, à la campagne pour ajouter un article sur la souveraineté alimentaire dans la constitution suisse ; et au niveau international : participation à la rédaction d’un ouvrage sur les partenariats locaux et solidaires, co-rédaction de la Déclaration Européenne de l’Agriculture soutenue par les citoyens …  

Parmi les différentes thématiques de travail, autant au niveau local qu’au niveau international, se pose la question du développement des filières. Comment intégrer les boulangers, les bouchers et les autres artisans travaillant en amont ou en aval de la production agricole au sein des ACP ? Comment mieux intégrer les mangeurs, les décideurs politiques et les transformateurs à notre démarche, ce qui revient à se demander comment renforcer une économie sociale et solidaire dans notre territoire. Et c’est là que la monnaie locale est à envisager comme un outil simple et efficace pour répondre à cet ensemble de questions.

La monnaie locale offre des solutions qui répondent aux préoccupations des ACP :

  • les mangeurs que nous sommes sont également des citoyens et des acteurs économiques qui ont tout intérêt à renforcer la cohérence de leur démarche.

  • Les producteurs, les transformateurs et les revendeurs de type épicerie ont également tout intérêt à démontrer leur adhésion à la transition agricole et solidaire en acceptant la monnaie locale. Signer la charte d’adhésion leur permet de figurer sur une carte géoréférée et augmenter ainsi leur visibilité, face à un public grandissant de consommActeurs responsables.

  • Les collectivités publiques ont tout intérêt à conserver sur leur territoire des entreprises agricoles, artisanales ou des petites entreprises transformatrices, qui contribuent à la vie sociale et font rentrer des impôts locaux.

D’un point de vue financier, la monnaie locale multiplie votre capacité d’action sur le système que vous cherchez à promouvoir et crée davantage de richesse :

  • Quand vous changez 100 euros en monnaie locale, vos 100 euros vont grossir le fond de garantie, mis à disposition des investissements pour l’économie de la transition. De fait, vous avez épargné 100 euros pour des projets d’intérêt collectif et vous avez reçu de quoi consommer pour 100 euros en produits locaux, souvent de bien meilleure qualité que les produits industriels.

  • La vitesse de circulation d’une monnaie locale est estimée de 5 à 6 fois supérieure à la vitesse de circulation d’une devise ; c’est à dire qu’elle produit 5 à 6 fois plus de richesse dans l’économie réelle.

Ensuite, la monnaie locale  diminue votre participation involontaire ou parfois inconsciente au système économique mondial que vous trouvez souvent délétère : il est impossible de spéculer avec des euskos, des Bristol Pounds ou des lémans sur les marchés financiers de New York ou de Hong Kong, tandis qu’avec votre argent sur votre compte bancaire, c’est ce qui se fait constamment. Votre banquier prend alors plus de risque avec votre argent et contribue, par la recherche constante du rendement financier, à la surproduction et la surconsommation planétaire, qui détruisent la planète autant que les sociétés. Tout ce que vous chercher à contrecarrer en mangeant local et sain.

Par ailleurs, la monnaie locale, parce qu’elle ne peut pas être rechangée sans frais en devise oblige à rechercher des fournisseurs et à donc à intégrer les filières. Et c’est cela qui est le plus important. En stimulant la construction d’un réseau bien dense d’entreprises locales, les bassins de vie sont très résilients aux crises systémiques comme la crise de 1929 ou celle de 2008. Ces crises financières ne deviennent des crises économiques principalement parce qu’elles assèchent le crédit. Sans liquidité, plus de possibilité de payer ses fournisseurs, impossibilité de produire pour ses clients, et de répondre à une demande pourtant solvable, et faillites en série de filières entières de l’économie. Il n’y a qu’à étudier les crises argentine ou grecque pour s’en convaincre.

La monnaie locale lorsqu’elle fonctionne comme le Léman en crédit mutualisé permet à chaque entreprise d’avoir en permanence des lignes de crédit ouvertes automatiquement en cas de crise de liquidité. De plus, en cas de surplus de stock, c’est le même réseau qui peut être activé pour le déstockage.

Voilà pourquoi, la monnaie locale est un excellent outil pour renforcer la solidarité mécanique dans les filières, de la graine au pain, de la fourche à la fourchette, de l’orge à la pinte dans notre bistrot favori.

L’ESS est trop souvent encore cloisonnée. Chacun cultive son jardin et engrange ses bonnes pratiques dans des silos bien hermétiques. Pourtant l’économie, par définition, fait système. Et tout système n’est bon, parce qu’il fait système. A nous de construire un système écologique, social et solidaire qui nous permette de produire toujours plus de produits sains au plus près de chez nous.

C’est dans cet esprit que le léman et la FRACP démarrent une réflexion sur des collaborations et des synergies à développer entre monnaies locales et alimentation durable. Voici les premières thématiques que nous avons identifiées :

  • réflexion en termes de filière, pour chaque type de produit agricole : de la semence à la production, de la production à la transformation, de la transformation à la distribution, de la distribution à la consommation,

  • réflexion dans le cadre du Programme « Nourrir la ville » / Eating Cities : partir des territoires de quartiers et des communes pour construire les circuits courts et s’inscrire dans la transition,

  • réflexion à mener sur l’implication des collectivités publiques à la fois comme acteurs économiques dans les circuits courts ; et en tant que pouvoir public, dans le cadre des politiques publiques dans les domaines agricole, de la promotion économique, de l’alimentation et de la santé (cantines), du développement durable, et de la fiscalité.

  • rôle du porte-monnaie multi-monnaies, Biletujo (porte-monnaie en esperanto), pour l’importation de produits élaborés dans d’autres territoires, ou l’exportation de prodduits typiquement d’ici.

  • réflexion sur l’importance de travailler en réseau et d’ancrer cette réflexion dans le cadre institutionnel de l’ESS, et sur le plan international avec le RIPESS, mais également au-delà, en s’adressant à des acteurs économiques qui ne se reconnaissent pas dans l’ESS, mais qui en partagent pourtant la philosophie en œuvrant à la transition agricole, énergétique et économique.

Nous reprendrons assurément ces réflexions dans un prochain article. Vos remarques et questions en orienteront le contenu.